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Page:Barrès – Leurs Figures.djvu/181

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LA PREMIÈRE CHARRETTE

semblait possédé par un cauchemar d’où il n’entendait rien.

Le bruit s’étant accrédité qu’il allait « manger le morceau », cinquante députés accoururent, l’entourèrent, le pressèrent pour le dissuader. « Manger le morceau ! » Ainsi d’eux-mêmes, dans la salle Casimir-Perier, ils adoptaient l’argot des prisons. Se dépitèrent-ils de son entêtement qui eût été leur ruine ? réclama-t-il quelque répit pour préparer sa défense ? Ils l’abandonnèrent ; il marchait au milieu de cinq cent quatre-vingts collègues et s’épongeait le front, coudoyant des amis qui tous détournaient les yeux.

Il ne rencontrait nul regard, et pourtant, comme à la guillotine, chacun malgré soi s’avançait, le suivait pour tout voir.

Ce premier jour, le lâchage fut quasi unanime et même parmi les familiers accoutumés à manger dans cette main de ministre.

Parmi ses pairs, on remarquait pour sa haute taille et pour son insensibilité M. Ribot qui, se frottant les mains et agitant sa belle tête de pianiste, de cet air abstrait et avec cette voix qui toujours semble passer par-dessus son interlocuteur, répétait :

— Ah ! messieurs, nous vivons dans des temps bien intéressants.

La joie de ce grand épervier sur cet étang glacé fut un des détails les plus dignes de réflexion dans