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DÉRACINÉS, DÉSENCADRÉS…

trouvé leur objet. Sturel lui saisit des deux mains les bras.

— Bouteiller ! dit-il, — et non plus « monsieur », comme il avait toujours dit depuis le lycée, et pour la première fois ce fut un ton d’égal à égal, — Bouteiller, n’avez-vous pas honte !

Le pied du député glissa. Sturel, plus vigoureux parce que plus jeune, le soutint et, sans le lâcher, lui laissa trois secondes pour reprendre son calme.

Ces deux ennemis en se touchant, en se connaissant non plus seulement comme deux systèmes politiques, mais comme deux animaux palpitants, souffrirent de la manière la plus profonde que tout leur interdît d’être des frères, un maître et un disciple, ainsi que l’un et l’autre le désiraient secrètement et qu’une société organisée leur en eût donné la jouissance. Sturel sentit qu’il ne poursuivait pas Bouteiller d’une haine toute simple, mais d’une sorte d’amour trompé. Et quand ils reprirent chacun sa route, ils tremblaient, ils devaient trembler longtemps encore de cette extrême minute d’impuissance et de guerre civile où, déracinés et désencadrés, ils avaient failli en outre se dégrader.


FIN
du
ROMAN DE L’ÉNERGIE NATIONALE
1894-1902