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Page:Barrès - Le culte du moi : un homme libre.djvu/112

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UN HOMME LIBRE

1° parce que la félicité en réalité n’existe pas ; 2° parce que si elle existait, cela m’humilierait de la devoir à un autre. Puis des jours ternes reprendront, coupés de secousses plus rares, pour arriver à l’âge des regrets sans objet… Telle était la seule vision que je pusse me former du monde. Elle m’était fort désagréable.

J’ai vu un boa mourir de faim enroulé autour d’une cloche de verre qui abritait un agneau. Moi aussi, j’ai enroulé ma vie autour d’un rêve intangible. N’attendant rien de bon du lendemain, j’accueillis un projet sinistre : désespéré de partir inassouvi, mais envisageant qu’alors je ne saurais plus mon inassouvissement.

Je contemplais dans une glace mon visage défait ; j’étais curieux et effrayé de moi-même. Combien je me blâmais ! Je ne doutais pas un instant que je ne guérisse, mais j’étais affolé de dîner et de veiller dans cette ville ou rien ne m’aimait, de m’endormir (avec quelle peine !) et puis de me réveiller, au matin d’une pâle journée, avec l’atroce souvenir debout sur mon cerveau. Quel sacrifice