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LES DÉRACINÉS

individuels, sans autre agitation qu’un peu de chagrin, entre seize et vingt-cinq ans, à cause des femmes… Mais je pourrai te chanter les Chants de la liberté, de Kamar-Katiba, et tu comprendras ce que m’a dit mon père : traversant un jour Tiflis avec ma mère, il la conduisit jusqu’à Érivan ; et, de la plaine, ils aperçurent au loin l’énorme Ararat, la montagne sacrée autour de laquelle les Arméniens toujours combattirent pour leur indépendance. Et ma mère, qui était sentimentale, s’est mise à fondre en larmes, songeant qu’elle irait au tombeau avant que ce magnifique spectacle une seconde fois s’imprimât sous ses paupières… Celle qui te presse maintenant dans ses bras était alors au sein de sa mère, et, pendant cette journée, pâtit de ce que souffraient les siens sous la lumière du soleil qu’elle n’avait pas encore vue… Je suppose que tu aimes Byron, toutes ces choses-là. Eh bien ! qui ne veut pas suivre ses jours comme le sterlet descend son fleuve, trouverait à remplir, aux pentes de l’Ararat, le rôle qu’eut en Grèce cet Anglais… Si tu luttais, Arménien, pour la nation arménienne, tu intéresserais un peuple qui peut encore se flatter d’illusions, faire de la gloire et récompenser. Tu courrais des risques réels. Et ce qui t’envelopperait de toutes manières, c’est le climat, la diversité des types, la sensation de la brièveté, de l’inépuisable fécondité de la vie prodiguant des hommes braves, des belles femmes, des fleurs, des fruits, des animaux, tous d’un rapide éclat et qui ne passent pas comme ici leur temps à se disputer à la mort.

« Dans le vieux Tiflis, au milieu des maisons de bois à toitures persanes, on trouve à chaque instant,