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LES FEMMES DE FRANÇOIS STUREL

Tous les jeudis, il est exact auprès de mademoiselle Alison. Il aime les élans qu’elle a dans sa voix, et les manières de la dix-septième année. Et puis, avec les moyens de son âge, sa bouche fraîche, ses yeux limpides et la férocité des jeunes êtres, elle entreprend, elle aussi, l’éducation de cet adolescent, qu’il ne faut pas plaindre.

— Je vous passe tous vos amis, quoiqu’ils ne sachent guère s’habiller, dit-elle en souriant des Rœmerspacher, des Suret-Lefort qu’elle avait entrevus ;

— du moins des hommes, bien qu’inexcusables de se mal tenir, peuvent offrir des compensations ; mais cette Persanne, cette Turque, cette Arménienne !…

Pauvre petite Lorraine, par sa moue méprisante elle exprime une vérité de son ordre. Un gentil oiseau des climats modérés a des objections légitimes contre un animal de la grande espèce, qui consomme abondamment et par là détruit beaucoup. Quand même la moralité sociale française repousserait justement madame Aravian, Sturel à jamais porte sa marque : quelle atmosphère pourrait contenter celui qui respira une fleur d’Asie portée par le vent des orages !

— Et vous, mademoiselle, — répliqua-t-il avec un dédain encore plus accentué, — écarterez-vous M. de Nelles ?

Le baron de Nelles est un habitué des jeudis à la pension Sainte-Beuve. Il a vingt-huit ans ; il est attaché au ministère des affaires étrangères. Il a gardé tous ses préjugés de caste, des niaiseries qui n’ont ni direction ni tradition. Excusables, gaies et charmantes chez des petites mondaines, ces pauvres vues se traduisent, chez ce gros garçon à tête de cocher anglais, par un sourire irritant et par une pro-