Page:Barrès - Les Déracinés.djvu/134

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
124
LES DÉRACINÉS

centralisation. Une chaire suprême, un cimetière et des génies font l’essentiel de la patrie.

Pourquoi donc cet impressionnable Sturel, Rœmerspacher, laborieux et puissant, Saint-Phlin, Suret-Lefort, Racadot, Renaudin et Mouchefrin, qui à Neufchâteau, à Nomeny, à Varennes, à Bar-le-Duc, à Custines, à Villerupt, n’avaient pas senti la Lorraine, sur les pentes du Panthéon demeurent-ils encore étrangers à la France ?

Le lycée de Nancy avait coupé leur lien social naturel ; l’Université ne sut pas à Paris leur créer les attaches qui eussent le mieux convenu à leurs idées innées, ou, plus exactement, aux dispositions de leur organisme. Une atmosphère faite de toutes les races et de tous les pays les baignait. Des maîtres éminents, des bibliothèques énormes leur offraient pêle-mêle toutes les affirmations, toutes les négations. Mais qui leur eût fourni en 1883 une méthode pour former, mieux que des savants, des hommes de France ?

Chacun d’eux porte en son âme un Lorrain mort jeune et désormais n’est plus qu’un individu. Ils ne se connaissent pas d’autre responsabilité qu’envers soi-même ; ils n’ont que faire de travailler pour la société française, qu’ils ignorent, ou pour des groupes auxquels ne les relie aucun intérêt. Déterminés seulement par l’énergie de leur vingtième année et par ce que Bouteiller a suscité en eux de poésie, ils vaguent dans le Quartier latin et dans ce bazar intellectuel, sans fil directeur, libres comme la bête dans les bois.

La liberté ! c’est elle qui peut les sauver. Qu’à vingt ans ils soient déracinés, cela n’est point irréparable ! Ils s’orienteront pour vivre : vigoureux comme on