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UN PROLÉTARIAT DE BACHELIERS ET DE FILLES

Paris. Il pressait Honoré de hâter son retour : un notaire du pays avait l’intention de prendre un clerc, le voulait capable et le payerait dix-huit cents francs. « Si tu revenais, tu aurais bien plus de bénéfice que de rester à Paris, où tu ne gagnes rien. Tu dois y réfléchir, car, depuis que tu es parti, il est sorti de ma bourse près de deux mille francs par année ! Je te prie de croire que tu me serres et que tu m’empêches des affaires. » Honoré, dont les rêves débordaient un budget de dix-huit cents francs, se faisait plus âpre ; le père céda jusqu’à offrir l’achat d’une étude dans le pays. Ce rural était dupe d’une imagination vaniteuse : un notaire des petites villes lorraines, à moins qu’il ne risque le bagne, ne retire guère de son étude que l’intérêt à trois pour cent du prix d’achat. Racadot, convaincu que ses trente mille francs ne le nourriraient pas en Meurthe-et-Moselle, s’entêtait à considérer que le bonheur est parisien et qu’on ne rencontre pas de hasards serviables dans les arrondissements de Toul ou de Pont-à-Mousson. Il tenta son père. Il lui présenta ses gains de courses comme des courtages sans risques qu’il touchait sur des ventes et achats de titres pour des clients de l’étude. « Laisse-moi gérer mes trente mille francs : si j’avais de l’argent, plus de tenue, je passerais troisième clerc. Avec mes appointements, mon revenu normal et les bénéfices que je réaliserais par des maniements de valeurs, je vivrais sans attaquer le capital. À l’occasion, je t’aiderais. »

Mieux encore que sur les hippodromes, dans les brasseries alors en pleine vogue, ces jeunes Lorrains se formèrent à la vie. La maison-mère fut fondée