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UN PROLÉTARIAT DE BACHELIERS ET DE FILLES

rabatteur pour que des filles confient à Racadot l’argent qu’il jouera aux courses ; mais eût-il raflé tous les hippodromes, et quand il pourrait acheter la plus grosse étude de Paris, cette fille peuple serait sa femme d’élection.

Le petit Mouchefrin, comme il arrive assez souvent chez des êtres bas sur pattes et qu’on croirait malingres, était un enragé et constant amateur de femmes. Si débile, mal bâti, il leur réservait pourtant de puissants arguments. Rœmerspacher considérait même cette particularité de son camarade comme une vérification d’une loi fameuse de Geoffroy Saint-Hilaire. Elle a été prévue par Gœthe, qui s’écrie : « La nature a son budget fixe ; quand elle a fait d’une part un excédent de dépense, il faut qu’elle se rattrape ailleurs. » Mais les bénéfices que cet hercule nain eût pu tirer de ces virements secrets étaient indéfiniment différés, faute d’argent. Aux longs soirs d’été, beaux dans le Luxembourg, sortant d’une triste crèmerie, ce fils de paysan enrageait de sa solitude. La brave Léontine lui fit une réputation, lui assura quelques agréments. Mieux encore : bien qu’à de certains jours, elle et Racadot souffrissent d’avoir à diviser leurs vivres, il leur dut de ne pas périr de faim.

Racadot et Mouchefrin, sur ces pentes de la montagne consacrée aux grands hommes, s’ils n’arrivent pas à profiter de l’héritage national et des richesses capitalisées par l’humanité, participent au moins de la sociabilité animale. L’homme qui cherche du travail et n’a plus de vêtements propres est aussi dépourvu que la prostituée en guenilles. Celle-ci et celui-là prennent en haine le jeune bourgeois dont ils s’ingénient à soutirer la pièce de quarante sous. Ils