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UN HASARD QUE TOUT NÉCESSITAIT

cours, agissons de telle sorte qu’ils nous l’offrent.

De la bouche d’Honoré Racadot, si elle avait été débarrassée de sa gêne paysanne, on sentait qu’une voix tonnante devait parler, mais faite pour des dénonciations personnelles, pour une campagne étroite de haine dans un milieu limité.

— Ils nous méprisent ! s’écria Mouchefrin.

— Les aristocrates vaniteux ! Moi, je saurais leur rendre des services qui les forceraient à m’accepter et à partager ! — dit Racadot dans un accès de fureur orgueilleuse, soufflant et se balançant comme un ours. Mouchefrin se crut diminué de la supériorité que son compagnon s’attribuait et il lança comme un sarcasme d’infirme :

— Tu sommeilles, Racadot ! Tu temporises, donc tu trahis…

Racadot lui saisit le bras comme à un enfant qui ramasse de la boue.

— Nous ne sommes pas assez riches pour les moyens réguliers : il faut que nous recueillions notre énergie et que nous lui trouvions une courte voie. Tu souffres de ton dénûment ? Il y a beaucoup de puissants qui à nos âges étaient méprisés et qui, dix années plus tard, assez jeunes encore pour jouir, avaient de l’argent, des maîtresses au théâtre, des habits à détruire, des poignées de main sur tous les boulevards, et qui payaient au restaurant sans même vérifier la note. Je te dis cela dans le détail banal… Tu installerais ton bonhomme de père, si tu pousses le goût du superflu jusqu’à te piquer de piété filiale, et si tu veux écraser les gens de Villerupt !

La voix seule de Racadot donnait à ces rudes grossièretés une telle force sur une imagination avide de