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VISITE DE TAINE À RŒMERSPACHER

remuer les joues. Il regarda un instant avec cette bienveillance son compagnon…

Comme ils tournaient sur eux-mêmes pour regagner le quartier Saint-Sulpice, il heurta, laissa tomber son parapluie ; et dans l’effort qu’il fit pour le ramasser, devancé d’ailleurs par le jeune homme, il advint que son pantalon découvrit son cou-de-pied. Rœmerspacher remarqua la forte cheville du vieillard, puis observa son mollet assez développé ; il pensa qu’il devait être de constitution vigoureuse, d’une solide race des Ardennes, affaibli seulement par le travail, et, pour la première fois, il lui vint à l’esprit de considérer M. Taine comme un animal. Précisément le philosophe, qui mâchait d’ordinaire un petit bout de bois pour tromper sa nervosité et sans doute son besoin de fumer, et qui avait toujours sous la main plusieurs de ces morceaux préparés, en prit un dans sa poche et le porta à sa bouche. L’avance du bas de son visage lui donnait, quand il se livrait à cette distraction, l’apparence d’un rongeur. Aux yeux de Rœmerspacher, jusqu’alors, ce qui constituait l’auteur des Origines de la France contemporaine, c’était exclusivement ses idées, sa méthode, ses abstractions. Qu’il fût un corps et le parent des bêtes, cette constatation le surprit : elle le choqua légèrement, parce qu’elle ramenait du ciel sur la terre l’objet de son admiration ; en même temps elle l’émut d’une façon indéfinissable, parce qu’un tel homme était assujetti à toutes les conditions de l’animalité… Voilà des naïvetés, ou plutôt d’excellentes délicatesses ! Rœmerspacher s’aperçut que sa vénération se transformait en un sentiment fraternel. Tandis qu’il reconduisait le vénérable philo-