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LES DÉRACINÉS

qu’un homme puisse faire de son intelligence : ordonner son cerveau, concevoir toutes les manifestations de la nature organique et inorganique et notre âme elle-même comme des parties de l’âme universelle qui englobe tout, comme des parcelles individuelles du grand corps de l’univers ! telle est la seule tâche pour ceux qui veulent vivre noblement. Toi, tu veux faire figure glorieuse devant les hommes : quelle préoccupation indigne d’un homme à qui notre Saint-Phlin a si souvent commenté Pascal et qui, d’autre part, avec moi, a feuilleté des atlas d’astronomie et de micrographie !

— Tu te méprends, répliqua Sturel : dans la poursuite de la gloire je chercherais moins la notoriété et les louanges qu’une dépense d’énergie ; pressentir des dangers, connaître son risque, l’aire face à l’imprévu, supporter des malheurs, c’est avoir sans trêve une animation intérieure. Le programme très honorable : « Vivre pour penser », que s’est fixé M. Taine, suppose l’abandon de parties considérables du devoir intégral : « Être le plus possible. »

— Eh ! dit Rœmerspacher offensé, tu ne veux pas sacrifier la vie active à la contemplative : soit ! Mais puis-je inventer des circonstances ? Je ne suis pas homme à me battre contre des moulins à vent… D’ailleurs, toi-même, l’enthousiaste, tu languis isolé dans tes rêves.

— Qu’un cheval piaffe sous mes fenêtres, je serai vite en chasse !

Les deux étonnants dialecticiens marchaient à travers la cohue de Paris. Chacun écoutait en soi le bruissement de ses pensées.

— Aller à la chasse ! reprit Rœmerspacher au bout