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LES DÉRACINÉS

cherche, avec une âme prête à tous les crimes, les quarante sous de son dîner. Ces trois chasses qui se mêlent, sur ce bitume vicieux et souillé autant que le tapis d’un tripot, ni Sturel ni Rœmerspacher ne les sentait. Si chasseurs et gibier, dans leur élan brutal, les coudoyent sans même se faire reconnaître, c’est que le galop de leurs jeunes idées couvre le hallali du soir parisien. Il y a en eux une brutalité de désir au moins égale à la fureur vitale de tout ce peuple. Les idées de Taine, en se mêlant à cette jeunesse de qui l’âme déjà se tourmentait merveilleusement, viennent d’y multiplier l’énergie.

Fussent-elles les plus fortes et bonnes comme celles-ci pour fonder une religion, des doctrines valent en partie par l’homme en chair et en os qui entreprend de les faire pénétrer dans notre sensibilité. Sturel, qui eût cédé à Taine, retrouvait son opposition naturelle en face de Rœmerspacher. Revenant toujours à son point de vue, l’ami, l’élève d’Astiné déclare :

— Dans ce que tu me rapportes et que je discerne de M. Taine, il y a quelque chose de triste, d’humble ; excuse-moi, Maurice : quelque chose de serf… c’est la doctrine du renoncement… Laisse-moi, Maurice, je veux t’expliquer toute ma pensée. Assurément, je préfère l’intelligence stoïcienne de M. Taine à l’intelligence exploitante que je soupçonne en Bouteiller. Mais un intellectuel qui, à l’encontre de M. Taine, n’aurait pas peur de la vie et qui, à l’encontre de Bouteiller, serait aussi dégagé qu’un magnifique joueur mené par les seules émotions du jeu, oui, un intellectuel avide de toutes les saveurs de la vie voilà le véritable héros.