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Page:Barrès - Les Déracinés.djvu/24

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LES DÉRACINÉS

d’immenses horizons imprévus et mouvants ! Des phrases se détachaient du cours avec la force d’un thème musical qui leur faisaient sensible la loi des choses, et cette loi variait chaque semaine selon le philosophe de la leçon : ils devenaient éperdus devant la multiplicité, la splendeur et la contradiction des systèmes.

M. Bouteiller se hâta de les fixer. Kantien déterminé, il leur donna la vérité d’après son maître. Le monde n’est qu’une cire à laquelle notre esprit comme un cachet impose son empreinte… Notre esprit perçoit le monde sous les catégories d’espace, de temps, de causalité… Notre esprit dit : « Il y a de l’espace, du temps, des causes » ; c’est le cachet qui se décrit lui-même. Nous ne pouvons pas vérifier si ces catégories correspondent à rien de réel.

En décembre, après une affreuse semaine de brouillards et comme les leçons de cette métaphysique désolée avaient encore été aggravées par les lumières de rouille qui pesaient sur la classe, Maurice Rœmerspacher écrivit aux siens une lettre vraiment douloureuse sur les limites de la connaissance. Elle révélait un tel désarroi qu’un jour, à l’affût au sanglier, son père la lisant à son compagnon de chasse qui haussait les épaules, déclara :

— Si je l’ai fait comme cela, il faut bien que je l’accepte ; mais je crois bien que lui et moi, nous sommes refaits.

Leur état n’avait rien de commun avec les angoisses d’un Jouffroy ou les balancements d’un Renan. La grande affaire pour les générations précédentes fut le passage de l’absolu au relatif ; il s’agit aujourd’hui de passer des certitudes à la néga-