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LES DÉRACINÉS

de leur petite patrie, les a dressés par l’émulation et sans leur inculquer une idée religieuse, — religion révélée ou idéal scientifique — qui leur fournirait un lien social. Le système des « humanités » ne rend pas l’homme apte à la culture, au commerce, à l’industrie, mais au contraire l’en détourne. L’administration les a préparés seulement pour elle et pour qu’ils deviennent des fonctionnaires. Ils s’y sont refusés… Ce n’est donc pas assez que les corps sociaux soient dissociés : il y a des déserteurs. Ce n’est pas assez qu’il y ait dans ce pays de nombreux ressorts d’action antagonistes : voilà des jeunes gens, et d’une espèce fréquente, qui, dans le vaste et puissant atelier qu’est une patrie, ne sont mis en mouvement que par leur ressort individuel et ne travaillent que pour eux-mêmes. Ils sont mal servis et ils servent mal.

En vérité, il ne faut pas craindre d’y insister. C’est en maintenant le plus longtemps possible notre regard sur ces Lorrains que nous comprendrons l’ensemble de la situation. Et déjà nous entrevoyons ceci : dans le massif national, entre les blocs descellés, il se trouve une nombreuse poussière d’individus. C’est un gaspillage de forces. Quand même ce déchet serait formé de déments, d’incapables, d’hommes de mauvaise volonté, il serait regrettable, car dangereux : dans une ville mal balayée, où le service de voirie pèche, le moindre orage détermine des boues insalubres.

Cet émiettement se retrouve jusque dans les consciences. Un homme, en effet, n’appartient pas à une seule œuvre, à un seul intérêt : il peut être, au même