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LE LYCÉE DE NANCY

qualités ou des défauts à utiliser ? Il n’y a pas d’idées innées, toutefois des particularités insaisissables de leur structure décident ces jeunes Lorrains à élaborer des jugements et des raisonnements d’une qualité particulière. En ménageant ces tendances naturelles, comme on ajouterait à la spontanéité, et à la variété de l’énergie nationale ! C’est ce que nie M. Bouteiller. Quoi ! à la façon d’un masseur qui traite les muscles de son client d’après le tempérament qu’il lui voit, le professeur devrait approprier son enseignement à ces natures de Lorrains et aux diversités qu’elles présentent ! C’est un système que M. Bouteiller n’examine même pas.

Déraciner ces enfants, les détacher du sol et du groupe social ou tout les relie pour les placer hors de leurs préjugés dans la raison abstraite, comment cela le gênerait-il, lui qui n’a pas de sol, ni de société, ni, pense-t-il, de préjugés ?

Fils d’un ouvrier de Lille, remarqué à huit ans pour son intelligence précoce et studieuse, il avait obtenu une bourse jusqu’à l’École normale d’où il sortit premier. Enlevé si jeune à son milieu naturel et passant ses vacances mêmes au lycée, orphelin et réduit pour toute satisfaction sentimentale à l’estime de ses maîtres, il est un produit pédagogique, un fils de la raison, étranger à nos habitudes traditionnelles, locales ou de famille, tout abstrait, et vraiment suspendu dans le vide. Ses mœurs, ses attaches, il les a discutées, préférées et décidées. Et comme il a administré sa vie, il ne lui répugne pas d’admettre que toutes les vies doivent relever d’une sage administration, qui leur impose