Page:Barrès - Les Déracinés.djvu/300

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
290
LES DÉRACINÉS

se développer ; il lui faut des soucis et une tâche qui pèse sur sa vie comme pèserait un maître. Ainsi lui convient ce que repousse son sage ami. Tous les deux cependant, avec Saint-Phlin et Suret-Lefort, formèrent le comité de rédaction.

— Je ne suis ni philosophe ni politicien, avait dit Renaudin mécontent : je ne puis écrire dans ton journal s’il ne paie pas ; c’est ma moralité professionnelle. Mais donne-moi les théâtres : ils n’intéressent ici, je le pense, que la Léontine ; je lui enverrai des loges.

— Nous les vendrons, dit Racadot : la Léontine ira au paradis.

— Et moi, se plaignit Mouchefrin, parce que je suis pauvre, me repousse-t-on du comité ?

On l’allait inscrire, sans l’opposition de Racadot :

— Depuis quand paie-t-on le maçon avant que la maison soit bâtie ? Tu es homme de peine, Mouchefrin. Toi, la Léontine et moi, nous nous enfermons dans l’administration.

Le comité de rédaction crut voir ces deux-là qui, nus jusqu’à la ceinture, descendaient, chauffeur et mécanicien, dans la machinerie brûlante du joli navire de plaisance et de guerre qui les allait promener sur le monde. Tous échangèrent des poignées de main, d’une espèce qu’ils ignoraient encore : en associés.

On jugera une étrange folie d’entreprendre un journal avec 40,000 francs, quand il y faudrait, selon les connaisseurs, un million, et que le plus strict devis monte à 196,600 francs. Reportons-nous toutefois à ces dates.

De 1872 à 1882, pendant les années de grande spé-