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SON PREMIER NUMÉRO

seule lui chaut, cette liasse. Qu’il descende à l’imprimerie, qu’il mesure avec le metteur en pages la longueur des articles, c’est encore son portefeuille qu’à part soi il calcule. Cette obsession tue son allégresse vitale, ne lui laisse plus de gestes inutiles, d’activité en façon de jeu. Mais elle constitue comme un roc en lui, et lui-même, dans cette salle de rédaction, est un roc où s’appuient ces jeunes gens parce que, suivant eux, il fera vivre le journal. De cela, ils se remettent à lui : ils l’interrogent seulement pour savoir si leurs articles seront imprimés et corrigés avec soin.

À leurs physionomies, on voit bien qu’ils ont pris au sérieux leur collaboration. Ils prient Rœmerspacher de leur faire connaître son travail. Un tel collaborateur, à première vue, donne de l’espoir, paraît utile. Dans cette période où il échange les caractères de l’adolescence contre une allure déjà un peu lourde, il a le négligé et l’attractif du gros travailleur, du fort mangeur et du grand parleur. C’est vrai qu’il parle trop, mais avec précision. Ce qu’il y a de remarquable en Rœmerspacher, c’est à la fois l’étendue et la plénitude, la bonne qualité de ce qu’il sait. À l’écouter, on est vite assuré qu’il joint aux fortes intuitions d’un abstracteur la vision concrète d’un esprit positif. Il est capable d’accomplir une besogne énorme et très bien faite, grâce à sa force de coordination et à la faculté de mettre de la clarté dans les idées qu’il envisage. Voilà des qualités aujourd’hui rares en France, où dominent presque exclusivement les charmantes vivacités parisiennes ; il fallait pour produire ce jeune homme les provinces de l’Est,et spécialement cet excellent bassin de la Seille.