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LES DÉRACINÉS

créer, dans des périodes de désarroi moral du pays, un homme national…

… À ce point de son explication, Sturel se déconcerta de la parfaite immobilité de ses amis, — qui, chez Rœmerspacher, était de l’attention ; chez Renaudin, un blâme ; chez Racadot, de l’inquiétude. Il renonça à lire son manuscrit et pria que chacun à son tour en prît connaissance : Racadot le tenant en main, les uns lisaient par-dessus son épaule, tandis que les autres se passaient les feuillets.

Ce nerveux Sturel, en dépit de ses vingt-trois ans, a gardé des timidités d’enfant. Nulle femme, d’ailleurs, ne s’y tromperait : ce ne sont pas des caresses enfantines qu’elles apporteraient à ces cheveux noirs, à ces longs yeux mêlés de tristesse et d’ardeur. Cette voix basse intéressait les plus frivoles ; seulement, elles se plaignaient d’une certaine réserve qui, dès le premier instant, laissait comprendre qu’il se prêterait peut-être, mais jamais ne se donnerait, fût-ce pour une heure d’expansion. Il aimait la solitude et la perfection : timide, avide et dégoûté, il faisait des objections à tous les bonheurs et ne jouissait pleinement que de la mélancolie. Au reste, il sentait avec une intensité prodigieuse, mais, désireux de mille choses, il était incapable de se plier aux conditions qu’elles imposent. En voilà assez pour comprendre que celui-là aussi servira mal la tentative commerciale de Racadot. Il ne s’occupera que de s’exprimer.

C’est un beau spectacle quand Rœmerspacher, ce véritable homme, s’émeut et non point sur des individus, à la manière romantique, mais sur la nation française, sur cette collectivité qui s’est formée à travers les siècles et dont avec amour il voudrait