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SON PREMIER NUMÉRO

En vain Sturel est-il légèrement prévenu contre ses excellentes parentes par son grief de jeune homme : il jouit sans en prendre conscience du contact avec ce qui subsiste de cette forte espèce disparue ; il trouve parmi ses vieux compatriotes et dans les parties anciennes de sa petite ville le bien-être de sympathiser. Peu importe qu’il soit incapable d’analyser, à la façon d’un Rœmerspacher, les éléments de son pays ! L’intelligence, quelle petite chose à la surface de nous-mêmes ! Certains Allemands ne disent pas « je pense », mais « il pense en moi » : profondément, nous sommes des êtres affectifs.

À l’occasion des vacances de Pâques, Sturel, cette année même, passant quelques jours à Neufchâteau, de sa fenêtre du rez-de-chaussée apercevait des juifs arrivés de cet hiver et qui avaient loué la maison en face : ils reconduisaient des visiteurs jusque dans la rue. C’était peut-être la dixième fois depuis le matin ; et toujours des personnes que Sturel, né dans cette ville, ne connaissait pas. Chez le père et la mère étaient venus se loger le fils et la bru. Le dernier dialogue sur le trottoir, à chaque visite, — on le devinait aux gestes, aux physionomies, — c’étaient des compliments sur la naissance d’un enfant survenu le mois d’avant. Et, de voir les quatre juifs recevant ces amabilités, parlant eux-mêmes de leur fils et petit-fils avec amour, c’était un spectacle beau et touchant, oui, un spectacle d’une animalité émouvante… On sentait que ces gens-là eussent été magnifiques dans leur ghetto de Francfort, prolifiques et préparant des humiliés et des vainqueurs du monde ; mais ceci restait que, ruisselant