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LES DÉRACINÉS

constante que chacun dans son premier écrit veut faire tenir tout ce qu’il a pensé depuis sa naissance. Pour certains amateurs de vie, ce numéro de la Vraie République représente une superbe énergie à l’état chaotique : en tous cas, un compact pudding, bien indigeste pour la moyenne des estomacs.

Le plus journaliste de l’équipe, c’est peut-être Mouchefrin, qui sait qu’on ne demande pas à son journal des pensées élevées, mais des faits, petits ou grands, du jour. Et dans les cafés de la rue Montmartre, où il commençait à se glisser, il a recueilli quelques diffamations d’un agrément canaille.

Aussi bien, cette salle de rédaction, quel étrange endroit ! Rien peut-il différer davantage de ces journaux, d’ailleurs fort réels, dont Balzac nous a dit le tourbillon, la verve, les amertumes, les frivolités, les soupers, les jolies femmes ? Sur quels êtres singuliers ce pauvre Racadot est-il donc tombé ! Et, voulant contenter un public qu’il n’a pas le temps de créer, pourquoi les circonstances l’ont-elles réduit à ces personnages qui, depuis le matin, dans cette salle glacée, glacée par leur sérieux en ce chaud mois de juin, travaillent, discutent, raturent ! Racadot pourtant sait les conditions d’une entreprise commerciale. Mais voilà ! il se fait du tort pour s’être confié à des hommes supérieurs. Dans cette occasion, nous pouvons constater tout ce qu’il faut de travail, de volonté, de constance, de méditation pour organiser même un échec.

À deux heures du matin, quand le journal fut « bouclé », et que Rœmerspacher, Saint-Phlin, Sturel, Suret-Lefort se furent retirés, la Léontine jeta parterre deux matelas. Mouchefrin passa dans la pre-