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LES DÉRACINÉS

de ces calculs implacables irrite, puis détruit son énergie affolée. C’est Hercule impuissant dans un cul de basse-fosse, un ours au jardin zoologique. Vigoureux pour résister à des marches, à des veilles, à des débauches, il succombe à la détresse morale.

Quant à ce Mouchefrin, je ne serais pas étonné que son père ou sa mère fût alcoolique. Du moins sa mère le battait durement ; c’est à quoi de nos jours on reconnaît une déprimée. Peut-être fut-il conçu sous l’action malsaine du collodion : son père le photographe préparait les plaques sensibles en versant dessus du collodion, puis en laissant s’évaporer l’alcool ; de préférence, c’était dans des petites pièces, pour échapper à l’action de la lumière, et, comme l’alcool employé était de mauvaise qualité, il y avait réellement une variété d’intoxication par les vapeurs.

Quoi qu’il en soit, avec son teint terreux, ses yeux inquiets, tout son visage tombant de lassitude physiologique, ce Mouchefrin est méchant et sournois comme un gorille qu’on aurait battu. Sa misérable hygiène, ses privations l’ont jeté bas depuis longtemps. Accroché à Racadot, il ne réagit pas : « On s’habitue à la misère », dit-il. C’est un redoutable personnage, débile, endormi et qui flotte dans la vase.

Racadot et sa maîtresse, de l’après-midi ne sortirent pas, ne parlèrent pas : ils écoutaient le bruit menaçant de Paris. La Léontine connut les angoisses des bêtes qui hurlent à l’approche des orages ; cet instinct même, la pauvre fille n’osait le contenter. Quand le jour tomba, entre chien et loup, elle pleurait silencieusement dans un coin.

Vers minuit, et quand ils étaient couchés, Mouche--