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LES DÉRACINÉS

c’est la vieillesse, successivement, organe par organe ! Du moins faut-il, après le dernier souffle, s’anéantir. Si de belles formes que nous avons aimées deviennent un jouet et n’obtiennent point pour se défaire le silence ni l’obscurité, voilà l’impardonnable insulte. Sturel regarda ce corps charmant qui se dénonçait mal sous un linge jeté ; et si terrible que fut son trouble, le cri qui montait à ses lèvres, il ne pensa pas à demander au bureau du greffe qu’on lui facilitât la reconnaissance de cette assassinée. Il n’imaginait pas que nul homme pût être son confident. Que sur du papier administratif, un indifférent notât ses hypothèses, et toute la confrontation de ce pâle cadavre avec certaine splendide image conservée dans sa mémoire, c’était inadmissible ; le jeune homme n’eût pas trouvé les termes exacts pour libeller ce qu’il reconnaissait et pourquoi il le reconnaissait. Nécessité fort délicate pour un galant homme de mettre un nom propre sur une femme dont on lui montre tout le corps en lui cachant la tête.

Il rentra chez lui, et, les jours qui suivirent, il se détourna même des dames Alison. Il se prit à aimer la nature qui seule reposait sa pensée autant que le vert repose les yeux.

Les journaux du mardi 26 détruisirent les derniers doutes où il se réfugiait : Astiné, grâce à des découvertes complémentaires, était reconnue. Avec quelle rude précision se vérifiait la première partie du cauchemar de Sturel ! Il y a une distance immense entre les probabilités les plus pressantes et le fait accompli. Le « ça y est » que nous murmurons en face d’une réalité décisive, étrangle des milliers d’espérances