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LES DÉRACINÉS

dans l’éthique, nous détruirons le mal. Le problème n’est pas de changer un état de lutte qui ne peut être modifié puisqu’il est la loi même du monde, mais de renoncer à le considérer comme mal…

Pour fortifier une thèse qu’il lui empruntait avec de si étranges libertés de commentaires, Racadot invoqua l’autorité d’« un des plus brillants rédacteurs de la Vraie République, M. Maurice Rœmerspacher, qui, dans vingt articles, a développé brillamment la nécessité pour l’homme vraiment moral de se conformer aux lois de la nature et qui souvent entretint ses amis de la pleine approbation donnée par M. Taine à certain arbre du square des Invalides » :

— Eh bien ! messieurs, j’ai étudié ce platane, dont le développement vaut selon le célèbre philosophe comme règle de vie : il n’a pu se conserver à l’existence qu’en opprimant deux de ses voisins, et j’ai lieu de croire qu’il en a supprimé, étouffé un troisième que l’administration des Promenades a dû faire enlever.

Parmi ces jeunes gens qui tous se connaissaient, quelques-uns riaient de cette bonne charge. Rœmerspacher se pencha à l’oreille de Sturel :

— Il y a du vrai dans tout cela ; il faut trouver un nouveau fondement à la morale ; mais que c’est senti avec bassesse. Le pauvre garçon a une complète anesthésie des facultés délicates.

Sturel tressaillit. Il avait regardé Racadot avec avidité, sans l’écouter. Il ne le reconnaissait plus. Cette figure, cette main qui s’agite, ne lui fournissent plus aucune des associations d’idées que durant tant d’années il a classées sous le nom de Racadot. À ce personnage qui parle et qui gesticule, il est relié seu-