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LES DÉRACINÉS

prêché l’amour de l’humanité ; puis de la collectivité nationale. « L’individu, disait-il, vaut dans la mesure où il se sacrifie à la communauté… » Tel était son accent que leurs yeux se remplissaient de larmes ; mais c’est de voir un tel héros qu’ils s’émouvaient. Conséquence imprévue, trop certaine pourtant : il voulait asservir ces volontés, ces intelligences à l’État ; son contact fut plus fort et plus déterminant que ses paroles. Bouteiller a déposé en ces jeunes recrues des impressions qui contredisent sa doctrine en même temps qu’elles obligent leur intelligence et leur volonté. « Comme il est beau ! pensaient-ils, et qu’il fait bon aimer un maître !… Si nous pouvions l’égaler !… À Paris et tout jeune ! Par son mérite il est digne de commander à la France. »

Son image seule, sa domination de César les a groupés et spontanément les forme à sa ressemblance, ces jeunes Césarions. Déliés du sol, de toute société, de leurs familles, d’où sentiraient-ils la convenance d’agir pour l’intérêt général ? ils ne valent que pour être des grands hommes, comme le maître dont l’admiration est leur seul sentiment social.

Après que, sous le titre de devoirs, on leur a révélé les ambitions, aucun de ces jeunes gens ne veut plus demeurer sur sa terre natale, et c’est presque avec un égal dédain qu’ils accueillent ses invitations à choisir un milieu corporatif. Quoi d’assez beau, d’assez neuf pour leur imagination ? Leur métier ne sera qu’un gagne-pain subi maussadement. Ils veulent être des individus.

… Rien de plus fort que le vent du matin qui s’engouffre au manteau du nomade, quand, sa tente