Page:Barrès - Les Déracinés.djvu/469

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
459
LA VERTU SOCIALE D’UN CADAVRE

Ah ! le souffle de l’aube, par les fenêtres que Sturel vient d’ouvrir, ne peut que les glacer. Comme dans un chenil, ils se tiennent tous trois serrés. Tombés dans l’animalité, ils ne se relèveraient à l’humanité que par cette chaleur de leur cœur.

Le jour naissant permettait de mieux voir cette misère. Dans la cuvette posée sur une chaise, il y avait des têtards qui suçaient des grenouilles et des lézards : ils leur enlevaient la chair et facilitaient ainsi les préparations anatomiques dont l’ancien carabin continuait à tirer un peu d’argent. Sturel demeura quelques minutes à les contempler dans leur besogne. La voracité de ces petits féroces s’employait à faciliter l’enseignement de l’histoire naturelle et, sans le savoir, ils collaboraient à une œuvre supérieure…

Dans ce silence, la Léontine, avec son humble cerveau de femme attentive, pensa tout haut, devant ces messieurs :

— À cette heure, il ne doit pas avoir un réveil glorieux, le pauvre garçon !

Quand Sturel et Suret-Lefort sortirent de ce bouge et de la rue Saint-Jacques, vers cinq heures du matin, ils repassèrent boulevard Saint-Michel, à la hauteur de la place Médicis, devant le marchand de vins où, à cette même heure de l’aube, Mouchefrin, en janvier 1883, avait porté son toast : « A bas Nancy ! Vive Paris !… »

« D’après l’intérêt de ces trois années à peine écoulées, se disait François Sturel, comme il est probable que la vie me sera par la suite dramatique et imprévue !… Car j’ai augmenté en si peu de temps mes surfaces de sensibilité. »