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LES DÉRACINÉS

Comme toi, Sturel, j’ai une part de responsabilité dans ce qui adviendra.

— Pour moi, répondit Sturel, voici comment je me suis décidé à épargner Mouchefrin. C’était, tu te le rappelles, la nuit qui précéda l’enterrement de Victor-Hugo. En suivant toutes les cérémonies de ces imposantes funérailles, j’ai été amené à penser que si l’on voulait transformer l’humanité et, par exemple, faire avec des petits Lorrains, avec des enfants de la tradition, des citoyens de l’univers, des hommes selon la raison pure, une telle opération comportait des risques. Un potier, un verrier perdent dans la cuisson un tant pour cent de leurs pièces, et le pourcentage s’élève quand il s’agit de réussir de très belles pièces. Dans l’essai de notre petite bande pour se hausser, il était certain qu’il y aurait du déchet. Racadot, Mouchefrin, sont notre rançon, le prix de notre perfectionnement. Je hais leur crime, mais je persiste à les tenir, par rapport à moi, comme des sacrifiés. Voilà, Rœmerspacher, pourquoi j’ai refusé de témoigner contre ces deux misérables.

Ayant précisé leur position respective et sans se déloger, ils n’avaient plus qu’à cesser une lutte pénible. Au bout d’une demi-heure, Sturel dit :

— Nous n’avons pas agi légèrement ; nous avons jugé selon notre conscience.

— Oui, mais selon la conscience sociale ?

Cette matinée, qui fermait un cycle de leur vie, fut pour eux l’instant d’un démarrage pénible, mais aussi le point de départ d’une nouvelle et plus importante activité. Par un brutal accident, ils avaient pris avec la société ce contact direct qu’ils avaient tant cherché. Tombés à l’eau, ils viennent de se débattre