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LES DÉRACINÉS

Celui-là, avec ses soixante-dix ans, c’est un type. Les alliés, en 1815, que suivaient des bandes de loups, et puis l’invasion de 1870, fournissent les thèmes de ses plus fréquentes histoires. Il conte bien, parce que, dans ses récits, on suit les mouvements d’une âme de la frontière. Quand il s’écrie : « La patrie est en danger ! » ou bien que, pour caractériser un homme, il prononce : « C’était un vrai guerrier ! » ou encore que, pour marquer un instant tragique, il déclare : « J’ai cru que j’allais cracher le sang ! » — alors il se lève et, malgré son grand âge, il tourne rapidement autour de la table de famille en tirant ses cheveux blancs à pleines mains, mais le tout d’une fougue si sincère qu’on voudrait courir à lui, saisir ses mains et le remercier en disant : « Vieillard trop rare, nul aujourd’hui ne participe d’un cœur si chaud aux souffrances et aux gloires de la collectivité ! »

C’est un enthousiaste, mais un Lorrain et, qui plus est, un homme de la Seille, c’est-à-dire qu’entre tous les Lorrains il possède un merveilleux sens des réalités. Il a pour axiome favori : « Quand on monte dans une barque, il faut savoir où se trouve le poisson. »

Oui, c’est un type, un dépôt des générations. Il qualifie, d’après des souvenirs certains, les nobles de l’ancien régime, qu’il a vus revenir après 1815 : « Ce n’était pas qu’ils fussent débauchés : de la débauche, il y en avait même moins qu’aujourd’hui, mais ils étaient trop fiers ! » Un jour, quand il avait huit ans, on l’a invité à dîner chez les hobereaux du pays ; et au dessert on a mangé du melon avec du sucre, qui, sous Louis XVIII, était cher. Alors, la