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LES DÉRACINÉS

— Il y a le socialisme, répond Renaudin. Ils manquent d’hommes capables d’étendre leur autorité sur un monde capitaliste et d’éducation bourgeoise. Ils n’ont que des orateurs condamnés pour la vie aux agitations ; un rôle à prendre, c’est d’être l’interprète du socialisme hors des milieux où il prospère, le docteur des gentils, le délégué sur qui les possédants se rueront d’abord, avec qui ils transigeront ensuite.

— La politique, dit Sturel avec dégoût, c’est trop peu. Hugo ne vivra plus longtemps. Au-dessus des partis, il faut un homme qui soit l’expression du pays.

— Peste ! fit un interrupteur, la province est césarienne.

— C’est tous des Ratapoils ! cria un second inconnu.

— Monsieur, laissez-nous tranquilles ! dit avec fureur Racadot.

Un malotru bougonnait encore. Mouchefrin l’assaillit de bourrades et d’injures ordurières qui le dépeignaient vivant de l’exploitation des femmes. Cela rétablit le calme. Il est beau que Racadot et Mouchefrin montés en dignité, combattent pour assurer la paisible expression d’idées générales qu’ils auraient bafouées sans l’autorité de Rœmerspacher.

À nul âge on ne philosophe plus volontiers qu’à vingt ans, et surtout vers quatre heures du matin. Même la Léontine en a les lèvres entr’ouvertes dans une face totalement abrutie : c’est le signe de son admiration pour ces messieurs. Depuis Verdun, elle aime Racadot, parce qu’il est son pareil, et Mouchefrin parce qu’il est si drôle ; de loin, déjà, elle enviait M. Renaudin, qui s’est fait une situation, mais dans cet instant, pour la première fois, elle distingue les