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LE SYMBOLISME

public [1] : « En haine du réel, la jeune littérature s’est envolée dans l’impalpable, noyée dans le bleu, perdue dans le nuage, abîmée dans les zodiaques et dans les voies lactées. Plus de descriptions massives. Plus de saletés scientifiques. Plus de prétentieux rabâchages sur l’atavisme et sur l’évolution. Plus de crudités pedantesquement énoncées en style chirurgical. Désormais, tout doit être vaporeux, voilé, fuyant, crépusculaire, lunaire, lactescent. Des demi-jours, des demi-teintes, des demi-nuances ; des mirages de mirages ; de la quintessence de rêve ; une poésie vague et berçante comme une musique ; un solfège de mots étranges et sybillins forgés pour exprimer l’inexprimable, des fantômes d’idées ou d’images flottant sur l’alignement des phrases cadencées comme des soupçons d’ombre sur des apparences de brouillard au bord du Lethé ; des ténèbres veloutées enveloppant jalousement la pensée comme une Vestale dans son manteau ; des hiéroglyphes sacrés remplaçant le langage usuel ; des lexicologies savantes et disparates ; des assonances et des dissonances calculées avec un art si profond qu’on s’y perd ; une phraséologie apocalyptique et swedenborgienne où chaque syllabe contient tout un monde d’intentions musicales ; des logogriphes et des symboles inextricablement entortillés dans d’inextricables écheveaux d’indéchiffrables périodes : voilà ce qui est à la mode, ou du moins ce qui voudrait le devenir. Après le naturalisme, le symbolisme. Pour les jeunes d’aujourd’hui le monde entier est à refaire : couleurs, contours, sentiments, idées, tout est à transformer. L’optique et l’esthétique sont bouleversées. Les arbres sont bleus, la nuit est verte, la lune est noire, la mer est violette, ou plutôt violâtre en néo-français ; l’arc en-ciel a des couleurs inusitées et l’horizon des perspectives inattendues. Désormais, 2 et 2 font 5, les vessies sont des lanternes et l’on trouve midi à 14 heures. Les voyelles deviennent des notes de musique. Le

  1. Sur cet état d’esprit, Raoul Rosières, Revue bleue, 17 octobre 1891 et Bibesco, Revue mensuelle, 1er août 1892.