Page:Barrot - Mémoires posthumes, tome 2.djvu/13

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peuple contre la bourgeoisie, car celle-ci avait laissé tomber le gouvernement de Juillet sans le défendre ; la guerre ouverte entre les deux classes n’existait pas encore alors, et c’est précisément par ce motif que les bourgeois avaient laissé s’accomplir la révolution avec une si imprévoyante indifférence. Le conflit entre ces deux classes n’est venu qu’à la suite ; il a été l’effet, et non la cause de la révolution.

Et cependant, le gouvernement de Louis-Philippe était tellement identifié dans la pensée de tous avec la classe moyenne, que les ouvriers s’imaginèrent qu’ils avaient vaincu les bourgeois, le 24 février. Cette victoire que le défaut de résistance, et même le concours d’une partie de la garde nationale, avait rendue si facile, leur avait donné une opinion exagérée de leur puissance ; opinion que tous les actes officiels du gouvernement provisoire, toutes les adresses, toutes les proclamations et la prudente réserve des autres citoyens, portèrent depuis jusqu’à l’ivresse, jusqu’au délire. L’impression morale du peuple, vis-à-vis des autres classes de la société, tenait dans ce moment tout à la fois de l’envie et du mépris ; ce n’était point encore de la violence.

Mais après la première confusion produite par l’ardeur de la lutte et par l’enivrement de la victoire, après que le premier étonnement causé par cet événement si nouveau, si subit de la république, eut cessé, la lumière ne tarda pas à se faire dans ce chaos où riches et pauvres, bourgeois et prolétaires, s’étaient trouvés entraînés pêle-mêle ; chacun reconnut bientôt son rang, son drapeau, son intérêt. Toute cette classe moyenne qui, en France surtout, s’étend si loin, s’élève si haut et descend si bas, et qui, poursuivant une réforme simplement politique, s’était vue entraînée dans l’abîme d’une révolution sociale, se rejeta en arrière ; elle avait assisté d’abord