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DE LA VIE RÉELLE.

amer en trouvant parmi les papiers, ceux encore parfumés de son rival inconnu.

Il lut et relut surtout l’ode à Julie et le billet doux et il en aurait peut-être ri de bon cœur, s’il eût connu plus tôt l’auteur, mais ce qu’il ne s’expliquait point non plus, était l’ignorance soignée dans laquelle on l’avait toujours laissé quant aux aspirations de cet amoureux authentique et surtout le silence absolu de Julie avant et même après le mariage. Les jeunes filles dont le cœur n’est pas épris ailleurs, pensait le mari, mettent généralement une espèce d’amour-propre, du reste légitime, avoir reçu d’autres hommages, ce qui, loin d’avoir rien de blessant même pour un jeune mari, ne peut que chatouiller agréablement son amour-propre.

Quoi qu’il en soit, le mari de Julie, après quelques moments de réflexion, remit les papiers dans la cassette, la referma soigneusement et résolut de n’en pas parler à Julie. Ce fut son malheur, car l’explication qu’il en aurait obtenue se serait, sans doute, terminée par de chauds baisers. Mais telle est la pauvre humanité ! La jalousie avait empoigné l’âme du mari de Julie et meurtri tout-à-coup son cœur ! Ce sentiment de la jalousie est inexplicable, même par les physiologistes les plus expérimentés.

Le mari de Julie devenait tout-à-coup soupçonneux. Et lorsque le mari ou la femme deviennent soupçonneux, le bonheur domestique a vécu ! Quiconque a été jaloux une fois dans sa vie le sera longtemps, sinon toujours, quoique par intermittence. L’esprit s’habitue au soupçon et se tourmente quand même avec ou sans motif. C’est une maladie de l’esprit, ou de l’âme, inexplicable et que la confiance réciproque, absolument mise à nu, peut seule guérir, mais là est précisément la difficulté d’administrer le remède, car le jaloux ou les jaloux ne sont pas communicatifs ; le sentiment de jalousie est un ver caché et rongeur. C’est au moral un poison subtil, un microbe introuvable, mais qui opère la destruction du bonheur domestique.

Aussi Julie ne fut pas longtemps sans s’apercevoir du changement subit et inexplicable survenu chez son mari. Il était sombre et avait l’air souvent préoccupé de choses non existantes. Les tête-à-tête, l’abandon amoureux avaient tout-à-coup cessé. Non pas que le mari de Julie l’avait cru ou la croyait infidèle ! ah non ! mais il était jaloux !… Et on a vu des maris jaloux, de leur femme, mère de plusieurs enfants, comme si la sainteté de la maternité et les soins incessants non ignorés chez l’époux (à moins d’une dépravité exceptionnelle, chez les femmes) n’étaient pas une garantie du bonheur domestique…

Jusqu’à présent, le bonheur de Julie et de son mari avait été infini et paraissait, comme tous les jeunes époux, devoir être éternel, et, tout-à-coup, voilà que, dans le ciel brillant, apparaissait un point noir, signe précurseur de l’épouvantable tempête !

Ce qui frappait surtout Julie était, la profonde tristesse qui s’imprimait, de plus en plus, sur la physionomie jadis souriante de son mari, chose inexplicable pour Julie, car elle n’avait et ne pouvait, la chère enfant, n’avoir que des tendresses pour son mari et il savait du reste qu’elle ne les lui ménageait pas. Disons que le malheureux en proie à sa jalousie faisait usage d’opium comme beaucoup de médecins d’alors et comme il n’y a pas, dit-on, de pire médecin que celui qui se soigne lui-même, de même de pire avocat que celui qui se prend pour client, le mari de Julie avait substitué les alcools à l’opium, espérant, sinon la guérison de cet abus de l’opium, au moins, noyer plus aisément son noir chagrin de mari jaloux.