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DE LA VIE RÉELLE.

touchante prière en commun, la ménagère présente et, Dieu l’entendit sans doute, et exauça les suppliques de tous, car on dormit partout dans l’heureuse maison les poings fermés, jusqu’après huit heures du matin et ce, contrairement à l’habitude du curé qui ne fut levé qu’à sept heures, ce matin-là, mais à l’exception toutefois de la ménagère qui, debout au petit jour, avait tout préparé et attendait avec impatience le retour du curé qui était à dire sa messe et l’apparition de nos deux héroïnes pour leur servir un déjeuner appétissant, parfumé de l’odeur du moka.

Il faut dire que, durant la veillée, Julie avait expliqué sa surprise au vénérable prêtre, en lui annonçant que son mari l’avait accompagné jusqu’à Québec, où il s’était fait remplacer par Mathilde, avec la promesse que, quinze jours environ plus tard, il viendrait réclamer sa légitime moitié, tout en laissant Mathilde en otage, ainsi que, du reste, cette dernière en avait l’habitude, un peu partout, dans la famille.

Et, en disant la famille, le curé en faisait partie. En effet, c’était lui qui avait baptisé Julie, lui avait fait faire sa première communion et qui l’avait mariée, il n’y avait pas encore une année révolue, à Sorel même. Et, constatons en outre, que, du côté paternel, le curé était allié à la mère de Julie, à qui il avait voué, depuis qu’elle était orpheline, un amour paternel, tant il est vrai de dire que, dans sa bonté et sa sagesse infinies, Dieu a rendu la voix de l’âme, entre les humains, aussi puissante que la voix du sang !

Et cette paternité spirituelle, incarnée en la personne du ministre de Dieu, avait été et devait être, ainsi qu’on le verra par la suite de ce récit, l’égide invulnérable de l’adorable enfant, de la sympathique jeune fille et de la charmante jeune femme, de notre héroïne enfin…

V

Ainsi que nous l’avons dit, la visite antérieure de Julie au bourg de Sorel datait de quelques mois, époque de son mariage.

Durant son séjour de plusieurs semaines, elle avait, entre autres connaissances, fait celle du médecin de l’endroit, excellent ami du curé. Tous deux étaient Irlandais d’origine, et bien que beaucoup moins âgé que le curé, le médecin atteignant presque la cinquantaine, l’intimité était grande, entre eux.

À cette époque, il y avait, à Sorel, une petite colonie de nos amis Irlandais frais débarqués, que la tyrannie anglaise et le typhus chassaient en masse de la Verte-Erin. Les Bas-Canadiens les accueillaient à bras ouverts, à titre de co-religionnaires persécutés. On en comptait une douzaine à Sorel se livrant, avec succès, au commerce, à l’industrie, s’enrichissant, lentement mais sûrement ; car l’Irlandais, comme le Chinois, est laborieux, vit de peu et thésaurise vite, avec cette différence, toutefois, que lorsqu’il a un bon pécule, le Chinois retourne en son pays, pendant que l’Irlandais nous reste, ce qui explique, en partie la prohibition de l’immigration chinoise et l’encouragement accordé à l’immigration Irlandaise.

Mais le médecin, ami du curé, n’était pas un importé, comme on appelait les autres ; il était né aux États-Unis, parlait le français aussi bien que l’anglais, comme son ami le vénérable prêtre desservant, alors, le bourg, de William Henry. Tous deux étaient instruits et exubérants ; ils avaient de longues et patriotiques entretiens sur la situation malheureuse de l’Irlan-