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DE LA VIE RÉELLE.

“ Depuis douze longs mois une maladie bien grave, hélas ! puisqu’elle devait l’emporter, minait la vie du maréchal. Sentant que sa fin approchait à grands pas, son neveu, le général Lopez Dominguez, qui dans cette douloureuse circonstance, se conduisait comme un véritable fils, se rendit auprès du président du conseil des ministres, M. Canovas, pour obtenir qu’à son décès, Serrano fût enterré, comme les autres maréchaux, dans une église.

“ Le roi Alphonso XII, alors au Pardo, repoussa la demande du général Lopez Dominguez. Il ajouta pourtant qu’il prolongerait son séjour dans le domaine royal, afin que sa présence à Madrid n’empêchât pas que l’on pût rendre au maréchal les honneurs militaires dus au rang et à la haute situation qu’il occupait dans l’armée.

“ Les souffrances du maréchal augmentaient chaque jour ; il ne pouvait plus se coucher, et restait constamment sur un fauteuil. Un matin, à l’aube, le maréchal, qu’un état de complet anéantissement, causé par l’usage de la morphine, paralysait entièrement, et qui ne pouvait faire un seul mouvement sans l’aide de plusieurs aides, se leva tout à coup seul, droit et ferme, et d’une voix plus sonore qu’il ne l’avait jamais eue de sa vie, il cria dans le grand silence de la nuit.

“ — Vite, qu’un officier d’ordonnance monte à cheval et coure au Pardo : le roi est mort !

“ Il retomba épuisé dans son fauteuil. Nous crûmes tous au délire, et nous nous empressâmes de lui donner un calmant. Il s’assoupit, mais quelques minutes après, de nouveau, il se leva. D’une voix affaiblie, presque sépulcrale, il dit :

“ — Mon uniforme, mon épée : le roi est mort !

" Ce fut sa dernière lueur de vie. Après avoir reçu, avec les derniers sacrements, la bénédiction du pape, il expira. Le roi mourut sans ces consolations.

“ Cette soudaine vision de la mort du roi par un mourant était vraie. Le lendemain, tout Madrid apprit avec stupeur la mort du roi Alphonse XII, qui se trouvait presque seul au Pardo.

“ Le corps royal fut transporté à Madrid. Par ce fait, Serrano ne put recevoir l’hommage qui avait été promis. On sait que, lorsque le roi est au Palais de Madrid, les honneurs sont seulement pour lui, même s’il est mort, tant que son corps s’y trouve. Coïncidence étrange : ce fut l’ordre de service approuvé par le roi et prescrivant les honneurs que l’armée devait rendre à Serrano qui servit au roi. Alphonse XII avait signé cet ordre lui-même, la date était restée en blanc ……

“ Fût-ce le roi lui-même qui apparut à Serrano ? Le Pardo est loin, tout dormait à Madrid ; personne, si ce n’est le maréchal, ne savait rien. Comment apprit-il la nouvelle ? Voilà un sujet de méditation pour ceux qui croient au spiritisme.”

À tous ces récits et à la lecture des feuillets écrits par son mari, et que la tante avait apportés, Julie était devenue affreusement pâle, mais elle se montra courageuse en écoutant son père spirituel, qui disait tout haut en famille : “ Dieu vous a éprouvé très rudement, mon enfant ; il voulait, sans doute, vous apprendre à souffrir au début de la vie, pour, ensuite, vous, rendre heureuse.” Ces religieuses paroles, et celles non moins amicales et pleines de foi religieuse des parents et amis réunis autour de Julie