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DE MARIE BASHKIRTSEFF.

beaucoup et chez laquelle elle a connu les principaux artistes, lui a commandé son portrait pour le Salon prochain. Elle a déjà vendu trois ou quatre choses ; enfin, la voilà lancée. Et moi ? Et moi je suis poitrinaire. Julian tâche de m’épouvanter pour me forcer à me soigner. Je me soignerais si j’avais confiance. C’est lugubre, à mon âge ! Il a bien raison, Julian ; d’ici un an, je verrai comme je suis changée, c’est-à-dire qu’il n’en restera plus rien. J’ai été voir Collignon aujourd’hui. Elle va mourir bientôt ; en voilà une qui est changée ! Rosalie m’avait prévenue, mais j’en suis restée saisie : la mort elle-même.

Et puis, dans la chambre, une odeur de bouillon très fort que l’on donne aux malades. C’est horrible ! J’ai cette odeur encore dans les narines. La pauvre Collignon, je lui ai porté de la soie blanche et molle pour une robe et un fichu, qui me plaisait tant, que j’ai hésité cinq mois et me suis décidée à cet immense sacrifice par la mauvaise pensée que cela sera remboursé par le ciel. Ces calculs enlèvent tout mérite. Me voyez-vous faible, décharnée, pâle, mourante, morte ? N’est-ce pas une chose atroce que… cela se passe ainsi ? Mais, au moins, en mourant jeune comme cela, on inspire de la pitié à tout le monde. Jesuis moi-méme attendrie en pensant à ma fin. Non, cela ne parait pas possible. Nice, quinze ans, les trois Grâces, Rome, les folies de Naples, la peinture, l’ambition, des espérances inouïes et pour finir dans un cercueil, sans avoir rien eu, pas même l’amour ! Je l’avais bien dit ; on ne peut pas vivre quand on est comme moi et que les circonstances sont comme… celles qui ont formé ma vie. Vivre ce serait trop avoir. Pourtant on voit des fortunes plus folles et plus fabuleuses que celle que j’ai rêvée. M. B. — II.

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