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JOURNAL

la même chose, excepté que c’est tout le contraire. Du moment que je sais à quoi m’en tenir, c’est fort supportable, et cela ne me cause plus de chagrin, puisque je le sais d’avance, Je vous assure que je dis ce que je pense. Ce qui était atroce, c’est la désillusion constante ; trouver des serpents là où l’on s’attendait à voir des fleurs, voilà ce qui est horrible… Mais ces chocs m’ont formée à l’indifférence. Tout passe autour de moi, je ne mets seulement pas la têteà la portière quand je vais à l’atelier.

Je ferme les yeux ou lis un journal. Vous croyez peut-être que cette résignation est désespérée… Elle est causée par le désespoir, mais elle est calme et douce, quoique triste. Au lieu du rose, c’est du gris, voilà tout. On en prend son parti et l’on est tranquille. Je ne me reconnais plus… Ce n’est pas le sentiment d’une heure, mais je suis devenue comme ça. Cela me semble drôle ; mais ça n’en est pas moins vrai. Je n’ai pas mėme besoin de fortune, deux blouses noires par an, du linge que je laverais le dimanche pour la semaine ; une nourriture très simple, pourvu qu’il n’y ait pas d’oignons et que cela soit frais et… le moyen de travailler. Pas

de voitures, l’omnibus ou les pieds ; je porte des souliers sans talon à l’atelier. Pourquoi vivre alors ? Pourquoi ? Eh ! parbleu ! dans l’espérance de jours meilleurs, et celte espérance-là ne nous quitte jamais. Tout est relatif. Ainsi, par rapport à mes tourments passés, le présent c’est le bien-être ; j’en jouis comme d’un événement agréable. Au mois de janvier j’aurai dix-neuf ans. Moussia aura dix-neuf ans ! c’est absurde, impossible. C’est effrayant.