Page:Bataille - Théâtre complet, Tome 5, 1922.djvu/208

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LOLETTE.

Ah ! si j’avais su ! si j’avais su, je t’assure !…

(Elle pleure.)
ROUCHARD.

Te l’avais-je assez prédit, quand tu es venue chercher tes affaires, chez moi… un soir… ah ! bougre, le sale soir que celui-là !… et que tu m’as annoncé : « Je me mets avec Bernier. Je l’aime ! » Je t’avais prédit que tu ne serais pas heureuse avec lui ! Ce n’était pas un homme pour toi. C’était déjà un être particulier, volontaire, têtu, qui portait en lui d’autres destinées… Il n’y avait qu’à le voir !… Certains bateaux sont faits pour prendre la mer, et d’autres pour rester au bord !… Il devait aller au large, lui… Tu n’étais pas née pour cette sorte d’artiste… Tu es de chez nous, les troisièmes médailles, et les pensions pour artistes à six francs par jour !…

LOLETTE, (se frappant le front.)

Ah ! pourtant, s’il avait continué de m’aimer. Tout le malheur vient de là !

ROUCHARD.

Quand même ! Il n’y a pas seulement qu’une question d’amour dans tout ça… il y a des choses plus graves, des choses sans appel… la grande machine à transformations, qui happe les uns et broie les autres… Des êtres, comme toi, ce sont de pauvres êtres tout nus… nus dans la vie, comme sur la table à modèle… ignorants de tout, impuissants, avec de belles âmes, à fleur de peau, et la pitié des hommes, quand elle va jusqu’à eux,