Page:Baudelaire - Œuvres posthumes 1908.djvu/220

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et du beau absolu , le sens esthétique par excel- lence . Malgré toutes ces qualités , cette tête n’offrait pas un ensemble agréable et harmonieux. Vue de face, elle frappait et commandait l’attention par l’expression dominatrice et inquisitoriale du front, mais le profil dévoilait certaines absences ; il y avait une immense masse de cervelle devant et derrière, et une quantité médiocre au milieu ; enfin une énorme puissance animale et intellectuelle , et un manque à l’endroit de la vénérabilité et des qualités affectives. Les échos désespérés de la mélancolie qui traversent les ouvrages de Poe ont un accent pénétrant, il est vrai, mais il faut dire aussi que c’est une mélancolie bien solitaire et peu sympathi- que au commun des hommes. Je ne puis m’empê- cher de rire en pensant aux quelques lignes qu’un écrivain fort estimé aux Etats-Unis, et dont j’ai oublié le nom , a écrites sur Poe , quelque temps après sa mort. Je cite de mémoire, mais je réponds du sens : « Je viens de relire les ouvrages du re- grettable Poe. Quel poète admirable ! quel conteur surprenant ! quel esprit prodigieux et surnaturel ! C’est bien la tête forte de notre pays ! Eh bien ! je donnerais ses soixante-dix contes mystiques, ana- lytiques et grotesques, tous si brillants et pleins d’idées, pour un bon petit livre du foyer, un livre de famille, qu’il aurait pu écrire avec ce style mer- veilleusement pur qui lui donnait une si grande supériorité sur nous. Combien M. Poe serait plus grand ! » Demander un livre de famille à Edgar Poe ! Il est donc vrai que la sottise humaine sera la même sous tous les climats, et que le critique voudra toujours attacher de lourds légumes à des arbustes de délectation.