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Page:Baudelaire - Œuvres posthumes 1908.djvu/227

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Commo pocle, Edyar Poe est un homme à part. Il représente presque à lui seul le mouvement romantique de l’autre côté de l’Océan. Il est le pre- mier Américain qui, à proprement parler, ait fait de son style un outil. Sa poésie, profonde et plain- tive, est néanmoins ouvrag-ée, pure, correcte et brillante comme un bijou de cristal. On voit que, malgré leurs étonnantes qualités qui les ont fait adorer des âmes tendres et molles, MM. Alfred de Musset et Alphonse de Lamartine n’eussent pas été de ses amis, s’il avait vécu parmi nous. Ils n’ont pas assez de volonté et ne sont pas assez maîtres d’eux-mêmes. Edg-ar Poe aimait les rhythmes com- pliqués, et, quelque compliqués qu’ils fussent, il y enfermait une harmonie profonde. Il y a un petit poème de lui, intitulé les Cloches, qui est une véri- table curiosité littéraire ; •traduisible, cela ne l’est pas. Le Corbeau eut un vaste succès ! De l’aveu de MM. Longfellovv et Emerson, c’est une merveille. Le sujet en est mince, c’est une pure œuvre d’art. Dans une nuit de tempête et de pluie, un étudiant entend tapoter à sa fenêtre d’abord, puis à sa porte ; il ouvre, croyant à une visite. C’est un mal- heureux corbeau perdu qui a été attiré par la lu- mière de la lampe. Ce corbeau apprivoisé a appris à parler chez un autre maître, et le premier mot qui tombe par hasard du bec du sinistre oiseau frappe juste un des compartiments de l’Ame de l’étudiant, et en fait jaillir une série de tristes pen- sées endormies : Une femme morte , mille aspira- tions trompées, mille désirs déçus, une existence brisée, un fleuve de souvenirs qui se répand dans la nuit froide et désolée. Le son est grave et quasi- surnaturel, comme les pensées de l’insomnie ; les