Page:Baudelaire - Correspondance générale, Conard, t1, 1947.djvu/195

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personne. Les sentiments profonds ont une pudeur qui ne veut pas être violée. L’absence de signature n’est-elle pas un symptôme de cette invincible pudeur ? Celui qui a fait ces vers dans un de ces états de rêverie où le jette souvent l’image de celle qui en est l’objet l’a bien vivement aimée, sans jamais le lui dire, et conservera toujours pour elle la plus tendre sympathie.


À UNE FEMME TROP GAIE [1].

Ta tête, ton geste et ton air
Sont beaux comme un beau paÿsage,
Le rire joue en ton visage
Comme un vent frais dans un ciel clair.

Le passant chagrin que tu froles
Est éclairé par la santé,
Qui jaillit comme une clarté
De tes bras et de tes épaules.

Les retentissantes couleurs
Dont tu parsèmes tes toilettes[2]
Jettent dans l’âme des poëtes
L’image d’un ballet de fleurs.

Ces robes folles sont l’emblème
De ton esprit bariolé ;
Folle dont je suis affolé,
Je te bais autant que je t’aime.

Quelquefois dans un beau jardin
Où je traînais mon agonie,
J’ai senti comme une ironie
Le soleil déchirer mon sein.

  1. On a reconnu A celle qui est trop gaie, une des six « pièces condamnées » en 1857, qui seront reprises dans les Epaves. Nous la donnons ici dans le texte du manuscrit, en en conservant les particularités orthographiques.
  2. Faut-il voir là un trait épigrammatique ? On pourrait le croire, car certaines audaces vestimentaires de la belle Apollonie firent presque scandale.