Page:Baudelaire - Curiosités esthétiques 1868.djvu/145

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Les poëtes, les artistes et toute la race humaine seraient bien malheureux, si l’idéal, cette absurdité, cette impossibilité, était trouvé. Qu’est-ce que chacun ferait désormais de son pauvre moi, — de sa ligne brisée ?

J’ai déjà remarqué que le souvenir était le grand criterium de l’art ; l’art est une mnémotechnie du beau : or l’imitation exacte gâte le souvenir. Il y a de ces misérables peintres, pour qui la moindre verrue est une bonne fortune ; non seulement ils n’ont garde de l’oublier, mais il est nécessaire qu’ils la fassent quatre fois plus grosse : aussi font-ils le désespoir des amants, et un peuple qui fait faire le portrait de son roi est un amant.

Trop particulariser ou trop généraliser empêchent également le souvenir ; à l’Apollon du Belvédère et au Gladiateur je préfère l’Antinoüs, car l’Antinoüs est l’idéal du charmant Antinoüs.

Quoique le principe universel soit un, la nature ne donne rien d’absolu, ni même de complet[1] ; je ne vois que des individus. Tout animal, dans une espèce semblable, diffère en quelque chose de son voisin, et parmi les milliers de fruits que peut donner un même arbre il est impossible d’en trouver deux identiques, car ils seraient le même ; et la dualité, qui est la contradic-

  1. Rien d’absolu : — ainsi, l’idéal du compas est la pire des sottises ; — ni de complet : — ainsi il faut tout compléter, et retrouver chaque idéal.