Page:Baudelaire - Curiosités esthétiques 1868.djvu/197

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Ainsi, les philosophes et les critiques doivent-ils impitoyablement crosser les singes artistiques, ouvriers émancipés qui haïssent la force et la souveraineté du génie.

Comparez l’époque présente aux époques passées ; au sortir du Salon ou d’une église nouvellement décorée, allez reposer vos yeux dans un musée ancien, et analysez les différences.

Dans l’un, turbulence, tohu-bohu de styles et de couleurs, cacophonie de tons, trivialités énormes, prosaïsme de gestes et d’attitudes, noblesse de convention, ponsifs de toutes sortes, et tout cela visible et clair, non seulement dans les tableaux juxtaposés, mais encore dans le même tableau : bref, — absence complète d’unité, dont le résultat est une fatigue effroyable pour l’esprit et pour les yeux.

Dans l’autre, ce respect qui fait ôter leurs chapeaux aux enfants, et vous saisit l’âme, comme la poussière des tombes et des caveaux saisit la gorge, est l’effet, non point du vernis jaune et de la crasse des temps, mais de l’unité, de l’unité profonde. Car une grande peinture vénitienne jure moins à côté d’un Jules Romain que quelques-uns de nos tableaux, non pas des plus mauvais, à côté les uns des autres.

Cette magnificence de costumes, cette noblesse de mouvements, noblesse souvent maniérée, mais grande et hautaine, cette absence des petits moyens et des procédés contradictoires, sont des qualités toutes impliquées dans ce mot : la grande tradition.