Page:Baudelaire - Curiosités esthétiques 1868.djvu/244

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Voici Dante et Virgile, ce tableau d’un jeune homme, qui fut une révolution, et dont on a longtemps attribué faussement une figure à Géricault (le torse de l’homme renversé). Parmi les grands tableaux, il est permis d’hésiter entre la Justice de Trajan et la Prise de Constantinople par les Croisés. La Justice de Trajan est un tableau si prodigieusement lumineux, si aéré, si rempli de tumulte et de pompe ! L’empereur est si beau, la foule, tortillée autour des colonnes ou circulant avec le cortège, si tumultueuse, la veuve éplorée, si dramatique ! Ce tableau est celui qui fut illustré jadis par les petites plaisanteries de M. Karr, l’homme au bon sens de travers, sur le cheval rose ; comme s’il n’existait pas des chevaux légèrement rosés, et comme si, en tout cas, le peintre n’avait pas le droit d’en faire.

Mais le tableau des Croisés est si profondément pénétrant, abstraction faite du sujet, par son harmonie orageuse et lugubre ! Quel ciel et quelle mer ! Tout y est tumultueux et tranquille, comme la suite d’un grand événement. La ville, échelonnée derrière les Croisés qui viennent de la traverser, s’allonge avec une prestigieuse vérité. Et toujours ces drapeaux miroitants, ondoyants, faisant se dérouler et claquer leurs plis lumineux dans l’atmosphère transparente ! Toujours la foule agissante, inquiète, le tumulte des armes, la pompe des vêtements, la vérité emphatique du geste dans les grandes circonstances de la vie ! Ces deux tableaux sont d’une beauté essentiellement shakspearienne. Car nul, après Shakspeare, n’excelle comme Delacroix à fondre