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Page:Baudelaire - Curiosités esthétiques 1868.djvu/308

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reviennent par bandes, montant et descendant les ondulations du terrain avec une désinvolture nonchalante et régulière. Il est difficile de tirer un meilleur parti d’un sujet aussi simple ; tout y est poétique, la nature et l’homme ; tout y est vrai et pittoresque, jusqu’à la ficelle ou à la bretelle unique qui soutient çà et là le pantalon rouge. L’uniforme égaye ici, avec l’ardeur du coquelicot ou du pavot, un vaste océan de verdure. Le sujet, d’ailleurs, est d’une nature suggestive ; et, bien que la scène se passe en Crimée, avant d’avoir ouvert le catalogue, ma pensée, devant cette armée de moissonneurs, se porta d’abord vers nos troupes d’Afrique, que l’imagination se figure toujours si prêtes à tout, si industrieuses, si véritablement romaines.

Ne vous étonnez pas de voir un désordre apparent succéder pendant quelques pages à la méthodique allure de mon compte rendu. J’ai dans le triple titre de ce chapitre adopté le mot fantaisie non sans quelque raison. Peinture de genre implique un certain prosaïsme, et peinture romanesque, qui remplissait un peu mieux mon idée, exclut l’idée du fantastique. C’est dans ce genre surtout qu’il faut choisir avec sévérité ; car la fantaisie est d’autant plus dangereuse qu’elle est plus facile et plus ouverte ; dangereuse comme la poésie en prose, comme le roman, elle ressemble à l’amour qu’inspire une prostituée et qui tombe bien vite dans la puérilité ou dans la bassesse ; dangereuse comme toute liberté absolue. Mais la fantaisie est vaste comme l’univers multiplié par tous les êtres pensants qui l’ha-