Page:Baudelaire - L'Art romantique 1869.djvu/194

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du vers, ceux qu’elle préférera toujours sont les plus prosaïques. Je crois vraiment, — pardonnez-moi, vrais amants de la Muse ! — que j’ai manqué de courage au commencement de cette étude, en disant que, pour la France, le Beau n’était facilement digestible que relevé par le condiment politique. C’était le contraire qu’il fallait dire : quelque politique que soit le condiment, le Beau amène l’indigestion, ou plutôt l’estomac français le refuse immédiatement. Cela vient non-seulement, je crois, de ce que la France a été providentiellement créée pour la recherche du Vrai préférablement à celle du Beau, mais aussi de ce que le caractère utopique, communiste, alchimique, de tous ses cerveaux, ne lui permet qu’une passion exclusive, celle des formules sociales. Ici, chacun veut ressembler à tout le monde, mais à condition que tout le monde lui ressemble. De cette tyrannie contradictoire résulte une lutte qui ne s’applique qu’aux formes sociales, enfin un niveau, une similarité générale. De là, la ruine et l’oppression de tout caractère original. Aussi ce n’est pas seulement dans l’ordre littéraire que les vrais poëtes apparaissent comme des êtres fabuleux et étrangers ; mais on peut dire que dans tous les genres d’invention le grand homme ici est un monstre. Tout au contraire, dans d’autres pays, l’originalité se produit touffue, abondante, comme le gazon sauvage. Là les mœurs le lui permettent.

Aimons donc nos poëtes secrètement et en cachette. À l’étranger, nous aurons le droit de nous en vanter.