Page:Baudelaire - Les Fleurs du mal, Conard, 1922.djvu/406

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Mais que dire aussi du poète populaire, de Béranger, dont Perrotin a publié il y a peu de temps une nouvelle et si magnifique édition ? faudra-t-il aussi expurger Béranger, faudra-t-il retrancher tant de pièces charmantes ? faudra-t-il supprimer et Les Deux Sœurs de charité, et La Cantharide, et Jeannette, et La Grand’mère, et Le Chapeau de la Mariée ? Non, n’est-il pas vrai ? et personne ne le voudrait. Et pourtant, la grand’mère, vous savez bien ce qu’elle dit le soir de sa fête, de vin pur ayant bu deux doigts :

Combien je regrette
Mon bras si dodu,
Ma jambe bien faite
Et le temps perdu !

Quoi, maman, vous n’étiez pas sage ?
— Non vraiment ; et de mes appas
Seule, à quinze ans, j’appris l’usage,
Car, la nuit, je ne dormais pas.

Maman, vous aviez le cœur tendre ?
— Oui, si tendre qu’à dix-sept ans
Lindor ne se fit pas attendre
Et qu’il n’attendit pas longtemps.

Maman, Lindor savait donc plaire ?
— Oui, seul il me plut quatre mois.
Mais bientôt j’estimai Valère
Et fis deux heureux à la fois.

Quoi, maman, deux amants ensemble ?
— Oui, mais chacun d’eux me trompa ;
Plus fine alors qu’il ne vous semble.
J’épousai votre grand-papa.

Maman, que lui dit la famille ?
— Rien, mais un mari plus sensé
Eût pu connaître à la coquille
Que l’œuf était déjà cassé.

· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Bien tard, maman, vous fûtes veuve ?
— Oui, mais grâce à ma gaieté,
Si l’église n’était pas neuve
Le saint n’en fut pas moins fêté.