Page:Baudelaire - Notice sur Pierre Dupont, 1851.djvu/5

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.



NOTICE SUR PIERRE DUPONT.



Je viens de relire attentivement les Chants et chansons de Pierre Dupont, et je reste convaincu que le succès de ce nouveau poète est un événement grave, non pas tant à cause de sa valeur propre, qui cependant est très grande, qu’à cause des sentiments publics dont cette poésie est le symptôme, et dont Pierre Dupont s’est fait l’écho.

Pour mieux expliquer cette pensée, je prie le lecteur de considérer rapidement et largement le développement de la poésie dans les temps qui ont précédé. Certainement il y aurait injustice à nier les services qu’a rendus l’école dite romantique. Elle nous rappela à la vérité de l’image, elle détruisit les poncifs académiques, et même au point de vue supérieur de la linguistique, elle ne mérite pas les dédains dont l’ont iniquement couverte certains pédants impuissants. Mais par son principe même, l’insurrection romantique était condamnée à une vie courte. La puérile utopie de l’école de l’art pour l’art, en excluant la morale, et souvent même la passion, était nécessairement stérile. Elle se mettait en flagrante contravention avec le génie de l’humanité. Au nom des principes supérieurs qui constituent la vie universelle, nous avons le droit de la déclarer coupable d’hétérodoxie. Sans doute, des littérateurs très ingénieux, des antiquaires très érudits, des versificateurs qui, il faut l’avouer, élevèrent la prosodie presque à la hauteur d’une création, furent mêlés à ce mouvement, et tirèrent des moyens qu’ils avaient mis en commun des effets très surprenants. Quelques-uns d’entre eux consentirent même à profiter du milieu politique. Navarin attira leurs yeux vers l’Orient, et le philhellénisme engendra un livre éclatant comme un mouchoir ou un châle de l’Inde. Toutes les superstitions catholiques ou orientales furent chantées dans des rhythmes savants et singuliers. Mais combien nous devons, à ces accents purement matériels, faits pour éblouir la vue tremblante des enfants ou pour caresser leur oreille paresseuse, préférer la plainte de cette individualité maladive, qui, du fond d’un cercueil fictif, s’évertuait à intéresser une société troublée à ses mélancolies irrémédiables. Quelque égoïste qu’il soit, le poète me cause moins de colère quand il dit : moi, je pense… moi, je sens…, que le musicien ou le barbouilleur infatigable qui a fait un pacte satanique avec son instrument. La coquinerie naïve de l’un se fait pardonner ; l’impudence académique de l’autre me révolte.

Mais plus encore que celui-là, je préfère le poète qui se met en