Page:Baudelaire - Petits poèmes en prose 1868.djvu/189

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d’une foule sage et discrète, où chacun est maître de soi-même, obligé de cacher soigneusement l’état de mon esprit sous l’éclat des lampes nombreuses. Je croyais bien que j’y réussirais, mais aussi je me sentais presque défaillir en pensant aux efforts de volonté qu’il me faudrait déployer. Par je ne sais quel accident, les paroles de l’Évangile : « Malheur à celui par qui le scandale arrive ! » venaient de surgir dans ma mémoire, et tout en voulant les oublier, en m’appliquant à les oublier, je les répétais sans cesse dans mon esprit. Mon malheur (car c’était un véritable malheur) prit alors des proportions grandioses. Je résolus, malgré ma faiblesse, de faire acte d’énergie et de consulter un pharmacien ; car j’ignorais les réactifs, et je voulais aller, l’esprit libre et dégagé, dans le monde, où m’appelait mon devoir. Mais sur le seuil de la boutique une pensée soudaine me prit, qui m’arrêta quelques instants et me donna à réfléchir. Je venais de me regarder, en passant, dans la glace d’une devanture, et mon visage m’avait étonné. Cette pâleur, ces lèvres rentrées, ces yeux agrandis ! « Je vais inquiéter ce brave homme, me dis-je, et pour quelle niaiserie ! » Ajoutez à cela le sentiment du ridicule que je voulais éviter, la crainte de trouver du monde dans la boutique. Mais ma bienveillance soudaine pour cet apothicaire inconnu dominait tous mes autres sentiments. Je me figurais cet homme aussi sensible que je l’étais moi-même en cet instant funeste, et, comme je m’imaginais aussi que son oreille et son âme devaient, comme