Page:Baudelaire - Petits poèmes en prose 1868.djvu/280

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nades m’entraînaient à de grandes distances ; car un mangeur d’opium est trop heureux pour observer la fuite du temps. Et quelquefois, dans un effort pour remettre le cap sur mon logis, en fixant, d’après les principes nautiques, mes yeux sur l’étoile Polaire, cherchant ambitieusement mon passage au nord-ouest, pour éviter de doubler de nouveau tous les caps et les promontoires que j’avais rencontrés dans mon premier voyage, j’entrais soudainement dans des labyrinthes de ruelles, dans des énigmes de culs-de-sac, dans des problèmes de rues sans issue, faits pour bafouer le courage des portefaix et confondre l’intelligence des cochers de fiacre. J’aurais pu croire parfois que je venais de découvrir, moi le premier, quelques-unes de ces terræ incognitæ, et je doutais qu’elles eussent été indiquées sur les cartes modernes de Londres. Mais, au bout de quelques années, j’ai payé cruellement toutes ces fantaisies, alors que la face humaine est venue tyranniser mes rêves, et quand mes vagabondages perplexes au sein de l’immense Londres se sont reproduits dans mon sommeil, avec un sentiment de perplexité morale et intellectuelle qui apportait la confusion dans ma maison et l’angoisse et le remords dans ma conscience… »

Ainsi l’opium n’engendre pas, de nécessité, l’inaction ou la torpeur, puisqu’au contraire il jetait souvent notre rêveur dans les centres les plus fourmillants de la vie commune. Cependant les théâtres et les marchés ne sont pas généralement les hantises préférées d’un