Page:Baudelaire Les Fleurs du Mal.djvu/9

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Contrairement aux mœurs un peu débraillées des artistes, Baudelaire se piquait de garder les plus étroites convenances, et sa politesse était excessive jusqu’à paraître maniérée. Il mesurait ses phrases, n’employait que les termes les plus choisis, et disait certains mots d’une façon particulière, comme s’il eût voulu les souligner et leur donner une importance mystérieuse. Il avait dans la voix des italiques et des majuscules initiales. La charge, très en honneur à Pimodan, était dédaignée par lui comme artiste et grossière ; mais il ne s’interdisait pas le paradoxe et l’outrance. D’un air très-simple, très-naturel et parfaitement détaché, comme s’il eût débité un lieu commun à la Prudhomme sur la beauté ou la rigueur de la température, il avançait quelque axiome sataniquement monstrueux ou soutenait avec un sang-froid de glace quelque théorie d’une extravagance mathématique, car il apportait une méthode rigoureuse dans le développement de ses folies. Son esprit n’était ni en mots ni en traits, mais il voyait les choses d’un point de vue particulier qui en changeait les lignes comme celles des objets qu’on regarde à vol d’oiseau ou en plafond, et il saisissait des rapports inappréciables pour d’autres et dont la bizarrerie logique vous frappait. Ses gestes étaient lents, rares et sobres, rapprochés du corps, car il avait en horreur la gesticulation méridionale. Il n’aimait pas non plus la volubilité de parole, et la froideur britannique lui semblait de bon goût. On peut dire de lui que c’était un dandy égaré dans la bohème, mais y gardant son rang et ses manières et ce culte de soi-même qui caractérise l’homme imbu des principes de Brummel.

Tel il nous apparut à cette première rencontre, dont le souvenir nous est aussi présent que si elle avait eu lieu hier, et nous pourrions, de mémoire, en dessiner le tableau.