Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique, 1820, T09.djvu/530

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
520
LUCRÈCE.

son jardin[1], que d’imputer à notre Lucrèce d’avoir fait un acte de religion, par la prière qu’il adresse à la mère d’Énée. Notez qu’une infinité de poëtes chrétiens, mille fois plus ennemis de tous les dieux du paganisme que Lucrèce ne l’était, invoquent souvent les Muses ou Bacchus dans leurs poésies. C’est pour imiter les anciens, et non pas pour faire aucun acte de religion, car ils ne songent point alors à invoquer Dieu. Notez aussi qu’on a mis en parallèle cette invocation de Lipse ad stellam Venerem, et l’invocation de Lucrèce, et qu’on l’a fait à dessein de convaincre Lipse d’une impiété[2] ; mais ce n’est qu’au cas que cette prière ne soit point un jeu d’esprit[3]. Ce n’était que cela.

Au reste, le Florentin dont parle M. des Coutures est le docte Pierre Victorius. M. Minutoli me l’écrivit l’an 1693. Voici ses paroles, plus amplement que je ne les ai rapportées dans l’article d’Épicure[4]. « Il y a dans le même recueil[5], à la page 19, une lettre de Petrus Victorius à Jean della Casa, archevêque de Bénévent, qui roule sur la question si le poëte Lucrèce, qui dans le commencement de son poëme invoque Vénus, ne pèche pas en cela contre la doctrine d’Épicure son patron, et si cela est compatible avec cette inaction qui est attribuée aux dieux par ce philosophe. M. du Rondel, dont je n’ai pas lu l’ouvrage, qui fait l’apologie d’Épicure à cet égard, fait-il mention de cette difficulté, et cite-t-il cette lettre ? » Tycho Brahé fut consulté sur cette question par Isaac Pontanus, l’an 1596, et répondit pertinemment. Ad quæstionem illam jocosam, dit-il[6], et nonnihil criticam antiqui Lucretii, cùm is sectam philosophorum deos eorumque providentiam inficiantium profiteretur, Venerem nihilominùs, Æneadum genitricem, primordio sui operis, ejusque opem imploret, non habeo seriè dicere, quomodo hæc resolvenda sit, siquidem non ad Veneris sidus cœleste, quod nos unà cum ceteris subindè scrutamur, sed ad terrestrem illam Venerem, Æneadum, uti fingebant poëtæ, matrem, et aliorum, quoque hominum, genitricem pertineat……[7]. Si quid tamen in his nostri valent lusus, crediderim Lucretium ad imitationem aliorum poëtarum sic exorsum esse, non quòd reverà aliquam deam, quæ Venus appellaretur, aut ulla alia numina statueret. Ideòque sub hoc nomine voluptatem corpoream, quam etiam deum subindè nuncupare non veretur, intellexisse arbitror.

(K) Ils auraient raison, si… cette prière fût autre chose qu’un jeu d’esprit. ] Avant que d’abandonner cette matière, il faut que je dise que si Lucrèce avait invoqué ou Vénus ou Calliope, avec la persuasion que sa prière lui procurerait quelque bien, il se serait contredit d’une manière tout-à-fait indigne, non-seulement d’un philosophe, mais même d’un homme médiocrement capable de raisonnement. Car à peine a-t-il fini cette prétendue invocation de la maîtresse de Mars[8], qu’il établit pour principe que les dieux ne se soucient, et ne se mêlent de rien[9] ; et dans tout son livre il prend à tâche d’expliquer les phénomènes de la nature par le mouvement des atomes, et de réfuter ceux qui y font intervenir le ministère des dieux. On ne peut point inférer de là, ni qu’il n’ait point cru leur existence, ni qu’il n’ait point eu du respect et de la vénération pour eux, car selon ses principes il n‘est point absurde qu’il se soit formé des êtres beaucoup plus parfaits que l’homme, et contens de leur condition, et nullement curieux ou de savoir, ou de réformer les actions et les affaires d’autrui : et

  1. Vous les trouverez à la fin de la XXVIIe. lettre de la 1re. centurie miscellan.
  2. Georgius Thomson., in Vindice Veritatis, pag. 3.
  3. Aut ergò tu ludis in precibus, et votis ad Venerem : aut Venus est tibi verus deus. Idem, ibid., pag. 2.
  4. Citation (117) tom. VI, pag. 185.
  5. C’est le volume des Lettres recueillies par Jean-Michel Brutus.
  6. Voyez les Lettres publiées par M. Matthæus, à Leyde, l’an 1695, in-8o., pag. 162.
  7. Ibid., pag. 163.
  8. Nam tu sola potes tranquilla pace juvare
    Mortaleis : quoniam belli fera mœnera Mavors
    Armipotens regit : in gremium qui sæpè tuum se
    Reficit, æterno devinctus vulnere amoris.
    Lucret., lib. I, vs. 32.

  9. Voyez la remarque (E), citation (26).